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Performance audiovisuelle et pratique du VJing

Écosystème

Par écosystème, nous entendons le réseau où cohabitent lieux, institutions, individus et collectifs, états, acteurs industriels et lobbyistes de l'image, tous avec des buts et des parcours différents mais coexistants dans le même espace-temps. Dans quel écosystème évoluent les artistes qui réalisent des performances audiovisuelles et pratiquent le VJing ? Il est évident que celui-ci a évolué au fil du temps, comme évoqué au chapitre précédent, sans cesser de se ramifier. Cette dynamique se trouve désormais amplifiée par les capacités mondiales et instantanées d'échange proposées par l'internet. Du fait de la simplicité d'accès aux outils informatiques, aux connaissances ainsi qu'aux sources d'images, ce "milieu" artistique se développe et se diversifie de façon exponentielle, aussi vite que le retour des pratiques de partage.

Cet écosystème a donc vu se développer différentes formes de propositions artistiques, parfois mues par des évolutions matérielles ou logicielles, parfois nées de rencontres avec d'autres disciplines, lors de festivals et d’événements dédiés à ce type de pratiques.

Trois mires de télévision. La mire centrale provient de la télévision nationale syrienne.

Les principaux courants

Des pionniers de l'expérimentation audiovisuelle, nous sommes désormais passés à une pratique populaire et que l'on retrouve dans différents contextes. Tentons d'en bâtir une typologie.

Le VJ set : mix d'images qui "dialogue" en général avec un set DJ quel que soit le contexte. En club où le public vient essentiellement pour la musique, le VJ sera souvent très peu mis en avant dans la communication, et comme inféodé au DJ. On rencontre également (bien que plus rarement) dans ce contexte le VDJ qui mixe simultanément des images et des sons issus de clips vidéo ou de ses propres productions.

Les performances audiovisuelles : la création son et image est ici imaginée simultanément. La diffusion de la création peut prendre la forme d'un concert où l'image a une part égale à celle de la musique. Partant de cette définition basique, il faut imaginer une multiplicité de déclinaisons : images et sons s'influençant les uns les autres, interventions corporelles ou plastiques et autres projections sur des supports en volume

Les approches transdisciplinaires : si le couple vidéo-danse était déjà très présent dans les années 80, il était circonscrit à des productions institutionnelles. La baisse tendancielle du prix du matériel et l'émergence d'une culture de l'image forte ont vu des chorégraphes, metteurs en scène et artistes plasticiens intégrer ce média à leurs créations. La combinaison de disciplines donne alors lieu à de nouvelles formes hybrides, telles que les "opéras multimédias", le "théâtre documentaire" ou le "live cinema".

L'animation événementielle : qu'il s'agisse d'institutions publiques, de collectivités locales ou d'entreprises à l'échelle internationale, l'image en mouvement fait désormais partie de l'attirail marketing pour promouvoir une marque ou valoriser une action culturelle, patrimoniale.

Le performeur audiovisuel ou le VJ évoluent donc dans une économie mixte : la scène émergente et les festivals défricheurs étant souvent peu fortunés, la participation à des événements plus "corporate" permet de financer un pan d'activités moins lucratif mais où la créativité s'exprime plus librement.

Image de la performance de B.Cadon & P.Coudert : Laboratoire de dystopie programmée (JulBel fanclub), Juin 2011.

Les logiciels

Ces pratiques se sont épanouies en lien avec l'évolution des logiciels et du matériel capables de traiter la vidéo en temps réel. Abordons tout d'abord la question des logiciels selon leur nature – libre ou propriétaire – ou encore leur capacité à donner naissance à d'autres logiciels.

Les logiciels libres traitant la vidéo ont émergé plus tardivement que leurs pendants propriétaires. Au-delà de l'intérêt philosophique et éthique du mouvement des logiciels libres, il faut préciser que le multimédia a longtemps été un parent pauvre dans le domaine du libre, mais qu'il rattrape une partie de son retard. On trouve ainsi aujourd'hui des logiciels de montage et d'encodage (Kdenlive, avidemux, Pitivi, ffmpeg, mencoder, transcoder, vlc, ...) qui permettent de préparer les médias, et aussi des logiciels pour les diffuser de façon performée (Veejay, Lives, GemQ, P4Live, FreeJ).

 

Joli moment de geekerie: le gestionnaire de paquets aptitude en cours d’exécution dans un terminal.

Il existe aujourd'hui de nombreuses solutions sur les systèmes d'exploitation propriétaires (Windows et Mac OSX), pour préparer, monter et diffuser ses médias et créations. Ces logiciels propriétaires, qu'ils soient portés par de petites équipes de développeurs ou par des multinationales, ont aussi contribué à la popularisation de ces pratiques et à leur évolution, parfois aussi en contournant leurs protections.

Mentionnons également les environnements de programmation libres (Pure Data, Processing, openFramework, Cinder, Gamuza, Pocode) et propriétaires (Max/MSP/Jitter, Isadora, vvvv, Eyesweb, QuartzComposer) qui proposent soit un mode de programmation sous forme graphique (des "boîtes" que l'on relie entre elles pour y faire passer les données, on parle de dataflow ou flot de données), soit un mode de programmation en lignes de code que l'on compile pour les rendre exécutables.

Fenêtre d'édition de Pure Data.

Ces environnements de programmation permettent de développer des instruments audiovisuels "en temps réel", c'est-à-dire dont on peut modifier les paramètres pendant la performance et dont la réactivité est telle qu'un être humain la perçoit comme immédiate. Les frameworks libres existent pour les trois principaux systèmes d'exploitation, tandis que les propriétaires sont souvent cantonnés à une voire deux plates-formes. Ces logiciels, qui permettent eux-mêmes de créer de nouveaux logiciels, ouvrent des perspectives à la création, d'autant qu'ils tirent souvent efficacement parti des ressources matérielles des ordinateurs, tout en nécessitant un temps d'apprentissage plus long que des logiciels "prêts à l'emploi". On a ainsi vu apparaître la figure de l'artiste-codeur.

Il faut également évoquer quelques logiciels "ovni" inspirés de la demoscene, tels que Fluxus qui permet de faire du live coding (programmation en direct), soit en laissant le spectateur voir le code en train d'évoluer, soit en l'occultant. Citons également Ibniz qui propose une approche similaire, mais "bas niveau" (c.-à-d. plus proche du silicium, le haut niveau étant plus proche du langage naturel humain).

Performance de "live-coding" avec Fluxus, au festival Resonance (Ghent, 2009). Photo de Peter Coen.

Le matériel

Historiquement, les performances visuelles ont tout d'abord été réalisées avec des projecteurs à diapositives et vidéo analogique, des sources de lumière bidouillées, des synthétiseurs vidéo analogiques, pour arriver aux magnétoscopes VHS et aux consoles de mixage vidéo qui permettaient de mélanger plusieurs sources en direct. Nous nous arrêterons plutôt ici sur les matériels couramment utilisés aujourd'hui.

Les ordinateurs ont grandement supplanté ces appareils, leurs capacités de calcul et d'affichage ayant beaucoup évolué, en parallèle avec les appareils de vidéoprojection. Avec leur aide, on réalise toutes les opérations anciennement dévolues à des appareils spécifiques. On peut en effet brancher une caméra sur un ordinateur et récupérer son flux d'images, générer formes et couleurs, lire des séries de photos et de vidéos, jusqu'à mixer plusieurs vidéos en haute définition et projeter ce mix avec la même qualité, fluidité et résolution.

Le HSS3, synthé analogique de ouf customisable

Plus original, une nouvelle génération de synthétiseurs vidéo est apparue, à l'image du projet Milkymist (http://milkymist.org), générateur d'images acceptant le flux vidéo d'une caméra basé sur du matériel libre, le Hard Soft Synth (http://gieskes.nl/instruments/?file=hard-soft-synth-3) créé par Gijs Gieskes, la TinyVGA (http://conceptlab.com/pixel/), conçue par le Néerlandais Arjan Scherpenisse et implémentée par l'artiste Garnet Hertz dans son installation Floor Arc, composée de 57 écrans LCD affichant des pulsations et strobes colorés commandés par des cartes électroniques réalisées sur mesure.

Vue de l'installation "Floor Arc"

Les communautés et réseaux

En novembre 2003, le premier festival Piksel se déroule à Bergen, en Norvège, avec pour objectif de fédérer des développeurs de logiciels audiovisuels libres (http://www.piksel.no/piksel03). Cet événement permet la rencontre des auteurs de Veejay, LiveS, FreeJ, PDP, PiDiP, MøB et EffecTV, et jette les bases de diverses collaborations. On retiendra notamment LiViDO, et sa continuation frei0r, qui consiste en une API destinée à faciliter la création d'effets vidéo pouvant être exploité dans différentes applications.

Au cours de ces échanges, les développeurs prennent également conscience de la difficulté pour des personnes tierces à tirer parti de ces outils, souvent fortement dépendants d'un environnement logiciel mouvant, et par là même difficile à reconstituer. Composé à l'issue du workshop, l'hymne "No user no cry" fait écho à ce désenchantement:

No user, no cry;
No user, no cry;
No user, no cry;
No user, no cry.
said said said i remember trying 2 compile
video software in bergen
download Veejay from sourceforge.net
but im missing all the libs
so i turn my eyes to the Free-J
try 2 install in 3 different ways
only jah knows whats wrong in SDL
if only LIVeS could change our lives
No user, no cry;
No user, no cry;
No user, no cry;
No user, no cry.
Said Said Said i want to make experimental avi
so i turned my work to ap
but the framerate it goes so slow
its the graphics card, you know
try to install P i D i P
but only got as far as P D P
I found mob but carlo was walking up a hill
so all that was left was EffecTV
on playstation 3
everythings gonna b alright
everythings gonna b alright
everythings gonna b alright

Si l'observateur extérieur retient davantage de leur interprétation parodique du standard de Bob Marley le fait que ces développeurs soient de piètres chanteurs, il est cependant intéressant de voir que sont évoqués ici des thèmes propres aux communautés libristes comme la jungle du code, véritable Bibliothèque de Babel, le mano a mano avec l'évolution du matériel, la solitude du développeur face à ses utilisateurs, le dédale des dépôts publics de code.

La galaxie de l'image et du son s'est jetée avec voracité sur les outils de communication tels les forums comme VJFrance.com et codelab.fr, les canaux de discussion IRC tels freenode.net, véritables lieux de partage communautaire d'expérience, les plates-formes de mutualisation comme monflux.org, mur.at , association autrichienne de promotion de l'art en réseau, sans oublier les dépôts de code comme Sourceforge, Github, Gitorious, Launchpad, TuxFamily, où les artistes ne se contentent pas de présenter leur travail ou de le commenter, mais le tiennent à la disposition de tout un chacun, et attendent commentaires, correctifs, rapports de bugs.

Pour filer la métaphore de l'écosystème, on peut réellement qualifier de symbiotique la relation des acteurs de cette scène avec le réseau des réseaux. Ce perpétuel processus de naissance de niches s’appuie autant sur la nouveauté technologique, promptement réappropriée, que sur les cadavres laissés par des sociétés fondées sur le mythe de la croissance et la réalité de l'obsolescence programmée. Ces niches viennent au grand jour dans les médias de masse, les industries culturelles s'en emparent, entraînant la fuite vers de nouveaux horizons numériques.

Éducation à l'image

Les usages culturels liés aux images font de celles-ci une source d'illustrations de textes ou de propos oraux, de codes culturels établis. L'image, quand elle n'est pas ainsi instrumentalisée, est sacralisée dans le milieu artistique, réduite au rôle de simple commodité1, et par là même désamorcée de son potentiel de transformation sociale. Les avant-gardes du début du XXème siècle n'imaginaient pas  dissocier l'art de la vie. Tout courant artistique est indissociable de son ancrage politique. Aujourd'hui les milieux de l'art s'enferment dans des élitismes star-system ou pseudo-underground quand Robert Filliou disait déjà dans les années 60 que "l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art". Dans le cadre d'une éducation à l'image et plus largement d'une réflexion sur l'image, nous devons d'abord nous demander avec Jean-Claude Moineau "Qu’est-ce que l’art a à faire des images ?"2.

Contrairement à ces usages conventionnels de l'image, la performance VJ est de l'ordre de l'expression non verbale, de la communication transdisciplinaire, car elle ne dépend plus d'une définition puriste liée à l'essence d'un seul médium. Dans la performance audiovisuelle, l'image est désacralisée, utilisée comme trace ou déclencheur d'expériences. La performance devient performative3 si son impact va au-delà de l'endroit où elle a lieu, au-delà de la sphère sociale qui la légitime.

Le VJing surgit tel un droit de réponse lié à la surabondance d'images et de flux dans les sociétés baignant dans les cultures d'écrans et de communication normative. On peut sans doute y trouver l'une des raisons à l'enracinement urbain du DJing comme du VJing. L'image live est un moyen pour projeter son imaginaire et de représenter une pensée en train de se faire, une pensée en rythmes, dans une relation in situ critique. Cette dynamique qui veut donner corps à la pensée ne perdure que par la conscience de soi "live", entre acte de langage et pensée performative. Comment représenter à la fois un être-le-là-au-monde4  et une vision du monde à la fois, afin de partager des singularités dans le contexte coercitif des sociétés de contrôle5.

  1. Boris Groÿs, Art Power, MIT Press, 2008^
  2. http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Claude_Moineau^
  3. John L. Austin, How to do things with words, The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955. Ed. J. O. Urmson, Oxford: Clarendon, 1962.^
  4. cf. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, 2001. http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Luc_Nancy^
  5. cf. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 & Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle in Pourparlers 1972 - 1990, Les éditions de Minuit, Paris, 1990 ^

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